Le roi de la gâchette
Soudain, je me suis rappelé où j’étais et, comme un roi de la gâchette dans un film de cow-boys, ma main a fusé et a tiré le cordon pour faire s’arrêter l’autobus. Je l’ai attrapé juste à temps.
A quelques secondes près, je ratais mon arrêt.
Rêver de Babylone, ça comporte des risques.
Un faux calcul et vous vous retrouvez à des kilomètres de votre arrêt.
Heureusement, c’était mon dernier parcours en autobus, et bientôt je n’aurais plus à m’inquiéter de louper mon arrêt. Dieu merci. Une fois, je suis allé jusqu’au terminus en rêvant de Babylone ; je n’avais pas assez d’argent pour revenir et le chauffeur n’a pas voulu me laisser voyager gratis, même quand je lui ai expliqué que je n’avais pas d’argent et que je lui ai menti, en lui disant que je m’étais endormi.
« Des histoires comme celle-là, j’en entends toute la journée, dit-il, en se désintéressant complètement de mon problème. Pas question de monter dans mon bus en payant avec des histoires. Je veux mes cinq cents. Si t’as pas cinq cents, descends de mon bus. C’est pas moi qui fais les règlements. Le trajet coûte cinq cents. Moi je me contente de faire mon boulot ; alors, descends de mon bus. »
Je n’ai pas du tout apprécié la façon qu’avait ce connard de dire tout le temps « mon bus » comme si ce foutu truc était à lui.
« Il est à toi, ce bus, peut-être ?, dis-je.
— Comment ça, il est à moi ?, dit-il.
— Ben oui, il t’appartient ou quoi ? Tu n’arrêtes pas de dire " mon bus, mon bus " ; alors je pensais que ce putain de bus était peut-être à toi, que tu l’emmenais chez toi, que tu couchais avec. Tiens, je parierais que vous êtes mariés. En fait, ce bus, c’est ta femme. »
Je n’ai rien pu dire d’autre parce que le chauffeur m’a mis K.O., d’un seul coup, comme ça, sans bouger de son siège. Ç’a été nuit noire. Je me suis réveillé à peu près dix minutes plus tard, assis sur le trottoir, appuyé à la devanture d’une pharmacie.
J’ai été réveillé par la fin rêvée pour un voyage en bus : un chien qui me pissait dessus. Il pensait peut-être que je ressemblais à une bouche d’incendie. Enfin, de toute façon, cette époque-là était révolue. J’avais huit cents dollars en poche et ç’avait été mon dernier voyage en autobus.
Quand je suis descendu, je me suis retourné et j’ai crié : « Va te faire foutre ! » au conducteur. Il a eu l’air stupéfait. Bien fait pour lui. C’était fini de me faire pisser dessus par des chiens.